Depuis les débuts du mouvement, la couleur politique des Gilets jaunes a fait l'objet de toutes les interrogations. Soutenue à de maintes reprises par des personnalités de droite comme de gauche, et régulièrement décrite comme «infiltrée par les extrêmes», la mobilisation citoyenne a rapidement provoqué une forte défiance de la part de plusieurs organisations syndicales. De leur côté, les Gilets jaunes ont, dès le début de la mobilisation, refusé toute étiquette politique.
Comment a évolué le mouvement entre les tentatives de récupération politique et les appels à la convergence des luttes ? Un an après le début de la mobilisation, RT France abordé le sujet avec la Gilet jaune Priscillia Ludosky, à l’origine de la pétition contre la hausse des prix à la pompe, et Henri Aicar, représentant du collectif Carton jaune, qui a vu le jour le 17 novembre 2018.
La dimension politique ne saurait être écartée pour quiconque s’intéresse à l’évolution des revendications portées par le mouvement. Au fil des actes, plusieurs initiatives de structuration ont par exemple vu le jour. La mise en place du «Vrai débat», contrepoids au grand débat national d’Emmanuel Macron, fait partie de ces initiatives qui ont marqué la dimension politique du mouvement. RT France a rencontré l’un de ses animateurs historiques, Maxime Souque.
Se sentant méprisée, la France périphérique a porté un mouvement social d'ampleur fin 2018. Au fil des semaines, les Gilets jaunes ont toutefois vu leurs revendications évoluer... au risque de se couper de sa forme originelle ?
La nouvelle taxation de l'essence en 2018 avait été la goutte d'essence de trop pour la France périphérique. Il n'aura finalement fallu que cela pour que la contestation explose publiquement. Peu concernée par les dynamiques métropoles, cette frange importante de la population a vu au fil des années – bien avant Emmanuel Macron – la situation sociale et économique se compliquer. La politique macronienne de mai 2017 à septembre 2018 n'a fait que confirmer la tendance : hausses continues du prix de l'électricité ou du gaz, stagnation des salaires, baisse du pouvoir d'achat des petits retraités, guerre contre la voiture diesel (largement adoptée par les non-urbains pour sa rentabilité), limitation des routes nationales à 80 hm/h (impactant davantage les zones rurales)... Au sortir de l'affaire estivale Benalla en 2018, la gronde s'apprête à se faire sentir.
Des citoyens se saisissent peu à peu des messages lancés sur les réseaux sociaux à porter le gilet jaune ou à le placer sur le tableau de bord de leur voiture. Rapidement, des appels à mobilisation sont également déclenchés, pour un premier blocage le 17 novembre. Les sondages sur l'action Emmanuel Macron sont alors catastrophiques pour le président. Des Gilets jaunes tentent néanmoins d'alerter l'opinion et les pouvoirs publics avant la première mobilisation, exaspérés par le discours ferme du chef de l'Etat. Le président n'a-t-il pas en effet jeter de l'huile sur le feu lorsque, sur Europe 1 le 6 novembre, il évoque un mouvement naissant qui «agrège [...] toutes les formes de démagogie», et voit dans la plupart des futurs manifestants, des personnes voulant «simplement tout bloquer» ?
Ces colères n'ont donc pas attendu l'acte du 17 novembre pour se manifester. Le 10 novembre, à Albert, lors d'une visite d'Emmanuel Macron, une vingtaine de Gilets jaunes tentent alors d'interpeller le chef d'Etat, sans succès. Ils sont évacués de force par les CRS. Les images tournent en boucle. On voit des gens de tout âge exprimer leur désarroi, clamant : «Macron, démission !» Il ne s'agit là que d'un avant-goût de la première mobilisation des Gilets jaunes.
La veille de ce qui s'annonce être le premier acte d'une longue série, les autorités sont dans le flou, inquiètes. Elles sentent qu'un mouvement de grande ampleur risque de perturber l'agenda politique. Un site blocage17novembre.com, recense quelque 1 500 actions, prévues à travers tout le territoire pour le lendemain.
Le mouvement du 17 novembre 2018 est inédit. Cette fois-ci, la protestation ne se concentre pas uniquement à Paris ou dans les grandes métropoles. La France des terroirs, des champs et des villes moyennes prend d'assaut les ronds-points. Les protestations de rue contre les inégalités et la fiscalité mal répartie – et perçue comme injuste – prend le dessus en termes de revendications. Les politiques en prennent pour leur grade. Les différents partis, en particulier ceux qui ont précédemment gouverné, sont vus comme les mêmes pièces d'un système où toute alternance ferait fi des attentes des Français. La défiance est là. Aucun politique ne fait l'unanimité chez les Gilets jaunes. Les syndicats et les partis politiques apparaissent de fait dépassés. Nul doute, ce mouvement transpartisan est incompris. Il n'est ni de gauche, ni de droite. Chacun pouvant s'y retrouver dans une contestation que d'aucuns décrivent, de fait, comme «populiste». Des syndicalistes, comme des politiques, jouent la prudence, la peur de voir un mouvement gagné par l'extrême droite. Effectivement, des intellectuels et des journalistes, pour la plupart proches de la macronie, n'hésitent pas à dénigrer la contestation sociale.
Lors de cette première journée de mobilisation, le ministère de l'Intérieur annonça la présence de 283 000 manifestants sur plus de 2 000 points de rassemblements. Les chiffres sont rapidement contestés mais les contredire s'avère délicat, aucune donnée des organisateurs ne parvient publiquement, le mouvement n'étant pas structuré ou mené par un syndicat. Les médias relaieront volontiers les chiffres de l'Intérieur. La rupture entre manifestants et médias ne fera dès lors que grandir. Quelques mois plus tard, la directrice de la rédaction de BFM TV (l'un des médias les plus critiqués au sein du mouvement) Céline Pigalle reconnaîtra : «S’il y a un échec sur le mouvement des Gilets jaunes pour nous, c’est le chiffrage. [...] L'organisme [de comptage] avec lequel on travail nous [a] dit : "On ne peut pas faire, on ne sait compter que s'il y a un cortège" [...] On a été battu. Et quand le ministre de l’Intérieur publie un chiffre, [...] on aurait dû dire fortement à quel point ce chiffre-là ne résumait évidemment pas la réalité.»
Pendant plusieurs jours, les Gilets jaunes investissent en continu les ronds-points, symboles de la France périphérique. Ces nombreux carrefours sont emprunté par des automobilistes, pour une bonne partie en colère. A l'image des véhicules, les idées se croisent, se rassemblent ou s'affrontent (avec plusieurs incidents notables d'ailleurs) sur cette place circulaire.
Des appels à la mobilisation sont lancés pour chaque week-end. Des blocages de routes, d'entreprises et de lieux à proximité de dépôts pétroliers paralysent l'activité économique. L'Etat perd patience, les forces de l'ordre aussi. Le gouvernement n'entend néanmoins pas bouger d'un iota et garder le cap des réformes, estimant que cela passerait, comme ce fut le cas pour les manifestations contre les ordonnances sur la loi travail de Muriel Pénicaud ou la réforme de la SNCF. Sauf que, cette fois-ci, l'opinion publique ne se désintéresse pas de la question, et le gouvernement perd de plus en plus sa faveur. Emmanuel Macron est au plus bas dans les sondages alors que les Gilets jaunes gagnent en sympathie auprès de la population. Des personnalités sortent du lot. Les médias recherchent des icônes du mouvement et, inévitablement, participent à la starification de certaines d'entre elles.
Dès lors, émergent peu à peu des «leaders» au sein d'un mouvement hétérogène, lui qui ne reconnaissait initialement aucun chef de lutte. Le gouvernement veut aussi des interlocuteurs pour «dialoguer». Cette demande ou cette volonté de structuration entame les premières divisions au sein du mouvement. Des figures intellectuelles sont aussi propulsées par certains Gilets jaunes comme des points d'appui idéologiques. En décembre, les revendications pour un Référendum d'initative citoyenne (RIC) s'imposent ainsi peu à peu, en prenant pour référence l'un de ses concepteurs français, Etienne Chouard. Lassée par l'occupation jour et nuit de lieux stratégiques ou par l'absence de réponse gouvernementale, la France périphérique commence à délaisser les rond-points et les lieux de rassemblement. Si la mobilisation faiblit par conséquent d'acte en acte, la popularité pour les Gilets jaunes, pour sa part, ne décline pas.
Emmanuel Macron ne peut que se résoudre à intervenir dans une allocution le 10 décembre. Il repousse plusieurs mesures gouvernementales (comme le durcissement des règles au contrôle technique à l'encontre des voitures, particulièrement les diesel, ou la hausse prévue des tarifs du gaz et de l'électricité) ou donne un coup de pouce aux retraités. Ces promesses restent toutefois insuffisantes pour un bon nombre de Français qui maintiennent en décembre leur solidarité vis-à-vis des Gilets jaunes. Plus d'un mois après le premier acte, au 19 décembre, Elabe, par exemple, estime que 72% des Français soutiennent toujours les Gilets jaunes.
Autre réponse du pouvoir à la crise Gilet jaune, un grand débat national est officialisé en décembre. Il débute en janvier et se déroule jusqu'en mars, dans le but initial et officiel de «redonner la parole aux Français sur l'élaboration des politiques publiques qui les concernent». Mais les premiers écueils apparaissent rapidement. Le gouvernement veut maîtriser de A à Z le débat et ses conclusions. D'aucuns y voient une stratégie politique de l'Elysée pour étouffer le mouvement Gilet jaune avant les européennes. Le coût officiel du grand débat est estimé à 12 millions d'euros.
Les européennes sont pour les Gilets jaunes l'échéance électorale pouvant prouver, par les urnes, la contestation de la politique de la majorité présidentielle. Convaincus par la sympathie dont bénéficie le mouvement, certains tentent de coaliser autour de leur personnalité des listes Gilets jaunes : Francis Lalanne, Christophe Chalençon, Thierry Paul-Valette, Ingrid Levavasseur, etc. D'autres veulent créer des mouvements politiques comme Jacline Mouraud avec les Emergents ou Hayk Shahinyan avec la fondation du Mouvement alternatif citoyen. Des partis politiques vont aussi récupérer des Gilets jaunes sur leur liste comme Jean-François Barnaba (rallié à Florian Philippot) ou Benjamin Cauchy (numéro 9 sur celle de Nicolas Dupont-Aignan). Les Gilets jaunes peinent néanmoins à exister politiquement pendant le grand débat national et lors de la campagne des européennes.
Les manifestations se réduisent mais des initiatives sont prises, à l'instar du «vrai débat», qui se veut être une alternative au grand débat national. «Des assemblées des assemblées» se veulent aussi innovation. Manque de médiatisation ? Résignation de la population ? Défiance vis-à-vis des Gilets jaunes politiques ? Lassitude de ladite politique ? Plusieurs facteurs peuvent expliquer le manque d’engouement national et populaire pour ces projets.
Mais un noyau dur politisé reste actif. Les pancartes Frexit (demande de sortie de la France de l'Union européenne) se multiplient. L'écriture inclusive fait aussi son entrée dans les cortèges, à l'image du slogan : «Droits au chômage pour tou.te.s.» De la France périphérique, les Gilets jaunes basculent en un mouvement de plus en plus citadin et politisé. En outre, la perturbation par des blacks blocs ou des éléments violents éloignent le mouvement de ses premiers élans. Hormis certaines figures de la première heure, les Gilets jaunes des ronds-points délaissent inéluctablement le mouvement, résignés par le discours devenu brouillon, la violence des mouvements – qu'elle soit l’œuvre des forces de l'ordre ou des manifestants – et la fermeté gouvernementale.
Les Gilets jaunes tentent malgré tout de rebondir mais les européennes ne jouent pas en leur faveur. Sans surprise, toutes les entreprises politiques menées par les «stars» Gilets jaunes s’avéreront être des échecs, tout comme les partis ayant tenté de récupérer des Gilets jaunes sur leur liste (Debout la France ou Les Patriotes). Les résultats des européennes confirment par contre l'attachement des citoyens pour l'écologie. Les cortèges de Gilets jaunes urbains y voient une aubaine. Ceux-ci voient là l'occasion d'appeler à une convergence des luttes avec les manifestants «pro-climat». Mais ces rassemblements mêlent souvent un discours pour l'écologie (même punitive, à travers une taxation), contre le nucléaire (quitte à menacer un bassin d'emplois en zone périphérique), et pour l'environnement. Ce mouvement est principalement urbain et bourgeois au sein duquel certaines stars se retrouvent. Une population pas forcément réceptive aux revendications premières des Gilets jaunes.
Les élections municipales de mars 2020 peuvent être un objectif pour les Gilets jaunes de la première heure, ceux de la ruralité et des villes moyennes. Auront-ils un poids sur les élections ? Sauront-ils l'exploiter ? L'ancrage local des maires et leur lien direct avec le citoyen électeur semblent être un terrain propice pour relancer les revendications du mouvement.
Quoi qu'il en soit, tout laisse à penser que la France périphérique gronde toujours. Un an après le premier acte, les prix de l'essence (sans plomb et diesel) connaissent un niveau similaire à novembre 2018. Après le gel de leur tarification, le tarif de l'électricité et du gaz ont subi une nouvelle hausse cet été et en novembre... L'électricité s'apprête à connaître une nouvelle augmentation au 1er janvier 2020. Pour paraphraser un maire rural Gilet jaune, Stéphane Loth, «la cocotte minute continue à fumer»… Va-t-elle exploser ?
Journalistes : Bastien Gouly, Fabien Rives, Katia Pecnik, Thomas Bonnet